CHAPITRE XI
Hommes-Verts et grands Singes-Blancs
Une lame d’épée torquasienne vint entailler le front de Carthoris, en un violent choc. Il garda, avant de perdre conscience, la vision fugitive de doux bras l’enserrant par le cou et de lèvres tièdes, toute proche de son visage.
Combien de temps resta-t-il ainsi ? Il ne put l’estimer, mais quand il rouvrit les yeux, il était seul, parmi les cadavres d’Hommes-verts et de Dusariens et celui d’un énorme banth gisant tout près de lui.
Thuvia n’était plus là, il n’y avait pas non plus le corps de Kar Komak parmi tous ceux éparpillés aux alentours.
Affaibli par la perte de sang, Carthoris reprit son chemin, très lentement, en direction d’Aanthor, ne parvenant dans les faubourgs qu’en soirée.
Il avait besoin d’eau plus que de toute autre chose. Aussi gagna-t-il la grande place centrale par une large avenue. Il savait trouver le précieux breuvage sur cette place, dans un édifice à moitié en ruines, face au grand palais de l’ancien Jeddak qui avait commandé naguère toute la puissante cité.
Il n’accorda que peu d’attention à l’environnement, découragé et dégoûté par cette étrange suite d’événements qui semblaient s’acharner à rejeter et ne pas faire aboutir ses efforts pour servir la princesse de Ptarth. Il marchait un peu comme un somnambule dans la cité déserte, sans se soucier une miette des grands Singes-Blancs qui l’épiaient, tapis dans les ombres noires des blocs de pierre décoratives érigées sur les deux bords de l’avenue et tout autour de la place.
Il faut bien dire que si Carthoris négligeait quelque peu les alentours, de nombreux yeux suivaient sa progression, son entrée sur la place et ses pas chancelants vers le petit monument de marbre abritant le filet d’eau à moitié tari.
Aussi, quand l’Héliumite pénétra dans le petit édifice, une douzaine de silhouettes puissantes et grotesques émergèrent de derrière leurs cachettes en silence, convergeant vers lui, la plupart depuis le palais sur la place.
Carthoris resta une bonne demi-heure dans cet édifice. Il lui fallut déblayer et creuser le sable rougeâtre accumulé pour parvenir jusqu’à l’eau et s’abreuver de quelques gouttes du précieux liquide. Puis il se releva et sortit de la fontaine ornementale. À peine avait-il franchi le seuil que douze guerriers torquasiens lui sautaient dessus.
Il n’eut pas le temps de tirer son épée : mais, le geste fort prompt, il put brandir le poignard qu’il avait passé dans son harnais ; il l’abattit à plusieurs reprises et plus d’un cœur d’Homme-Vert cessa de battre sous cette pointe acérée.
Ils finirent par le maîtriser et lui saisirent ses armes ; mais il n’y avait plus que neuf guerriers sur les douze initiaux, revenant avec leur prise en traversant la place. Ils jetèrent leur prisonnier sans ménagement dans un puits où, dans une obscurité totale, ils l’enchaînèrent à l’aide d’un métal tout rouillé, fixé au mur par une maçonnerie solide.
— Demain, Thar Ban viendra te parler. Présentement il dort, mais son plaisir sera d’autant plus grand quand il saura qui vagabondait parmi nous. Encore plus grande sera la joie d’Hortan Gur quand Thar Ban traînera devant lui le fou qui a osé porter son épée sur le grand Jeddak.
Sur ce, ils le laissèrent dans l’obscurité et le silence le plus complet.
Carthoris resta des heures accroupi sur les dalles de sa prison, le dos contre le mur, là même où se trouvait scellée la manille assurant la fermeture de la chaîne qui l’emprisonnait.
Et puis brusquement, ses oreilles furent frappées par un bruit de pieds nus frottant prudemment le sol, s’approchant de plus en plus près de l’endroit où il était, sans arme et sans aucune possibilité de se défendre. Tout cela dans l’obscurité la plus totale.
Les minutes passaient, semblables à des heures durant lesquelles le silence sépulcral vit la répétition de ce frottement inhabituel de pieds nus, s’esquivant et revenant tout à coup avec d’infinies précautions vers lui.
Ces bruits furtifs furent suivis par une ruée brusque de plantes de pieds nues tout au long de ténèbres impénétrables. À peu de distance, lui parvint comme un bruit de bagarre, de respiration forcée, et même, à un moment, comme le son étouffé d’un juron : celui d’un homme se battant contre de grandes créatures étranges. Il fut suivi du cliquetis d’une chaîne, suivi du son clair d’un métal brisé qui tombe à terre. Le silence revint une nouvelle fois, mais ce ne fut que momentané. Il entendait à nouveau le frottement léger des pieds s’approchant de lui. Il devina des yeux à l’expression féroce, luisant dans le noir, qui le fixaient et il distingua nettement les profondes respirations venues de puissants poumons.
Puis ce fut à nouveau la ruée et les créatures furent sur lui.
Des membres se terminant apparemment comme des mains humaines lui saisirent simultanément la gorge, les bras et les jambes. Des corps velus luttèrent et vinrent au contact de sa peau unie, tandis qu’il se débattait, dans le noir complet et dans un profond silence, contre ces horribles ennemis, au fond des puits de l’ancien Aanthor.
Carthoris était musclé comme un dieu géant ; pourtant il se trouvait totalement désarmé, semblable à une frêle bonne femme dans ces puits complètement obscurs, saisi entre les griffes de ces créatures inconnues.
Malgré cela, il combattit, portant des coups futiles contre ces poitrines poilues qu’il ne pouvait voir. Il sentait des gorges épaisses et fuyantes se dérober sous ses doigts ; de la bave lui mouillait les joues et ses narines étaient empuanties par une haleine chaude et fétide.
Des défenses redoutables étaient également fort proches ; il les devinait, ne comprenant pas pourquoi ces créatures ne s’en servaient pas et ne les lui avaient pas encore plantées dans les chairs.
Il finit par sentir qu’un certain nombre de ces individus s’accrochaient à sa chaîne et tiraient tous ensemble. Les mêmes sons que précédemment se firent entendre, exactement comme cela s’était déjà passé un instant avant d’être attaqué. Sa chaîne se rompit et l’extrémité ainsi libérée tomba à terre avec un bruit métallique.
On le saisit de tous côtés et il fut transporté à vive allure à travers d’obscurs boyaux, vers il ne savait quelle destinée.
Il pensa de prime abord que ses ennemis appartenaient à la tribu de Torquas, mais leurs corps velus démentaient cette idée. Maintenant, il était presque sûr de leur identité, encore qu’ils ne l’avaient pas tué, ni dévoré sur-le-champ, comme il l’aurait cru.
Il y eut une bonne demi-heure de course : une véritable galopade dans ce dédale souterrain qui caractérise toutes les villes de Barsoom, aussi bien actuelles qu’anciennes. Ses ravisseurs finirent par sortir à la lumière lunaire, dans la cour d’une habitation, bien loin de la place centrale.
Carthoris put enfin voir qu’il était au pouvoir d’une tribu de grands Singes-Blancs de Barsoom. La raison principale de ses doutes avait été le caractère velu de leur poitrine, alors que les grands Singes-Blancs se distinguent par le fait qu’ils n’ont aucune pilosité, sinon une grosse touffe hérissée sur la tête.
Il put enfin voir la cause de son erreur : tous portaient en travers de la poitrine des bandes de peau, habituellement de banth, imitation des harnais de guerriers Verts, lesquels campaient si souvent dans les cités que ces créatures hantaient.
Carthoris avait lui des relations attestant de l’existence de tribus de singes qui paraissaient progresser lentement vers des formes plus élevées d’intelligence. Il réalisa alors être tombé au pouvoir de l’une d’elles. Mais cela ne lui disait pas quelles étaient leurs intentions à son égard.
Regardant autour de lui dans la cour, il vit distinctement une cinquantaine de ces bêtes affreuses, accroupies sur leurs arrière-trains. Non loin de lui, il y avait un autre humain, étroitement surveillé.
Ses yeux se portant sur cette personne, un large sourire illumina le visage de l’autre, suivi d’une « Kaor, Homme-Rouge ! » qui sortit de ses lèvres en une explosion de joie. C’était Kar Komak, l’archer.
— Kaor ! répondit aussitôt Carthoris. Mais comment êtes-vous venu ici et qu’est-il arrivé à la princesse ?
— Des Hommes-Rouges comme vous sont descendus de puissants vaisseaux aériens, aussi grands que les navires qui voguaient jadis sur les cinq océans, répondit Kar Komak. Ils ont combattu les Hommes-Verts de Torquas, abattant Komal, le dieu de Lothar. Je pensais qu’ils étaient de vos amis et j’étais content, quand je vis les survivants s’emparer de la fille Rouge et l’entraîner dans l’un des vaisseaux qui mit aussitôt le cap vers l’inaccessible espace aérien.
— C’est alors que des Hommes-Verts se sont emparés de moi et m’ont emmené jusqu’à une grande ville déserte où je fus enchaîné dans un puits tout noir. Par la suite, d’autres sont venus et m’ont tiré jusqu’ici. Et vous, Homme-Rouge, qu’en a-t-il été ?
Carthoris raconta ce qui lui était arrivé et tandis que les deux hommes se parlaient ainsi, les Singes-Blancs accroupis les observaient, les écoutant attentivement.
— Qu’allons-nous faire maintenant ? demanda l’archer.
— Notre situation se présente plutôt mal, répondit sombrement Carthoris. Ces créatures sont des mangeuses d’hommes ; pour quelle raison ne nous ont-elles pas encore dévorés, je n’arrive pas à le comprendre. Tenez ! justement, murmura-t-il, vous voyez ? La fin est proche !
Kar Komak regarda dans la direction que son compagnon indiquait et vit un énorme Singe-Blanc qui s’avançait avec un puissant gourdin.
— C’est exactement ainsi qu’ils préfèrent tuer leur proie, ajouta Carthoris.
— Allons-nous mourir sans avoir seulement livré combat ? s’inquiéta Kar Komak.
— Pas moi, en tout cas ! ajouta Carthoris, encore que je sache toute résistance assez futile contre ces grandes brutes. Oh ! si seulement j’avais une bonne épée !
— Ou un arc, ajouta Kar Komak, et un utan d’archers.
À ces mots Carthoris bondit à moitié sur ses pieds, aussitôt rabroué par un de ses gardes qui le força à reprendre sa position.
— Kar Komak ! s’écria-t-il, pourquoi ne feriez-vous pas comme Tario et Jav ? Ils ne disposent pas d’archers autres que ceux issus de votre seule imagination : vous devez bien connaître le secret de leur puissance. Voyons ! appelez-le donc, cet utan !
Le Lotharien regarda Carthoris, les yeux écarquillés d’étonnement, comme si cette simple suggestion lui ouvrait subitement des tas de possibilités.
— Pourquoi pas, après tout ? murmura-t-il.
Le singe sauvage portant la grosse massue venait en direction de Carthoris dont les doigts le démangeaient, se crispant dans le vide, tandis qu’il suivait son exécuteur du regard. Kar Komak posa des yeux pénétrants sur le groupe de singes. Sa concentration d’esprit était manifeste, attestée par les grosses gouttes de sueur qui perlaient de son front.
La créature chargée d’assommer l’Homme-Rouge était à portée du bras de sa victime, quand Carthoris entendit une clameur lugubre venant du côté opposé de la cour. Tous ensemble : singes accroupis, singe porteur de la masse et lui-même se retournèrent simultanément vers le bruit… et virent une compagnie de robuste archers se ruer depuis la porte d’un édifice tout proche.
Les singes se levèrent précipitamment avec des cris de rage, chargeant les nouveaux attaquants. Ils furent accueillis par une volée de flèches qui les atteignit à mi-chemin, une douzaine s’écroulant sans vie. Les autres singes continuèrent leur charge, leur attention complètement détournée des prisonniers, dont même les gardes s’étaient détachés pour se joindre à eux.
— Venez ! souffla Kar Komak, nous pouvons nous échapper maintenant qu’il sont occupés par mes archers.
— Et abandonner lâchement ces braves, sans un chef pour les guider et les soutenir ? s’écria Carthoris dont la nature loyale se rebellait à la seule suggestion d’une pareille possibilité.
Kar Komak se mit à rire.
— Vous oubliez, dit-il, qu’ils sont aussi inconsistants que l’air le plus ténu, mais seulement des créations de mon cerveau. Ils s’évanouiront totalement indemnes quand nous n’aurons plus besoin d’eux. Fort heureusement, et que votre premier ancêtre en soit remercié à jamais, vous avez songé à cette possibilité à temps ! Il ne me serait jamais venu à l’esprit que je puisse jouir du même pouvoir que celui grâce à qui j’existe aujourd’hui !
— C’est vrai ! dit Carthoris, et pourtant, je déteste l’idée de les abandonner ainsi, même s’il n’y a rien d’autre à faire.
Tout en disant cela, ils contournèrent la cour et se frayèrent un chemin aboutissant dans l’une des vastes avenues. Ils rampèrent à la dérobée le long des zones d’ombres projetées par les immeubles en direction de la grande place centrale où les édifices étaient occupés par les Hommes-Verts, quand ces derniers venaient à passer par la cité déserte.
Une fois parvenus sur l’un des côtés de la place, Carthoris s’arrêta.
— Attendez-moi ici, dit-il dans un souffle, je vais aller chercher des thoats, car à pied nous ne pourrons jamais espérer échapper à l’emprise de nos « chers » Hommes-Verts.
Atteindre le jardin où les thoats étaient parqués nécessitait de traverser un des immeubles entourant la place centrale. Était-il occupé ou non ? Il ne pouvait le savoir ; aussi dut-il prendre des risques énormes pour gagner l’enclos où l’on pouvait entendre les bêtes, jamais en repos, poussant des cris aigus et se querellant sans cesse.
Le hasard l’envoya traverser un corridor obscur, l’amenant dans une vaste pièce où une vingtaine de guerriers Verts dormaient, enveloppés dans des fourrures doublées de soie. Sitôt Carthoris eut-il traversé la petite antichambre connectant la porte de l’édifice à cette grande salle, qu’il prit soudain conscience d’une présence : quelque chose ou quelqu’un se trouvait dans cette antichambre qu’il venait de passer.
Effectivement, il entendit un bâillement. Se retournant, il vit le visage d’une sentinelle, émergeant de son sommeil et s’étirant pour reprendre sa veille attentive de gardien.
Carthoris ne réalisa qu’après être passé à moins d’un demi-mètre de ce guerrier, que très probablement lui-même l’avait tiré de son sommeil. Revenir en arrière était maintenant interdit ; quant à traverser cette pièce entièrement remplie de guerriers endormis, cela paraissait constituer une véritable gageure.
Carthoris haussa ses larges épaules et choisit le moindre mal : il entra hardiment dans la pièce. Sur sa droite, contre le mur, se trouvaient alignés des épées, des fusils et plusieurs lances, plus d’autres armes que les guerriers avaient entreposées là de manière à les avoir toujours à portée de main si une alarme de nuit les éveillait soudainement. Chaque dormeur avait ses armes propres contre lui ; il en était ainsi de l’enfance à la vieillesse.
La vue des épées donna de vives démangeaisons à la paume du jeune homme. Il se dirigea rapidement vers elles, choisissant deux courtes épées : une pour Kar Komak et l’autre pour lui ; ainsi que quelques vêtements pour son camarade, toujours nu.
Puis, il se dirigea vers le centre, parmi les Torquasiens endormis. Pas un seul ne bougea jusqu’à mi parcours. C’est alors que juste sur son trajet, l’un des dormeurs se retourna, sans cesser de dormir, dans ses couvertures.
L’Héliumite s’arrêta juste au-dessus de lui, une épée brandie à son niveau au cas où il se réveillerait. L’Homme-Vert continua à s’agiter dans sa couche et cela parut des heures au jeune prince. Subitement, il se leva en bondissant, comme mu par des ressorts ; il fit alors face à l’Homme-Rouge.
Ce dernier frappa instantanément mais pas avant qu’un grognement sauvage ne ce soit échappé des lèvres de l’autre. En un instant toute l’assistance présente dans la pièce était en grand émoi. Les guerriers sautèrent sur leurs pieds, se saisirent de leur arme et se mirent à crier, s’interpelant les uns les autres, pour connaître la raison de cette perturbation.
Tout restait parfaitement visible dans la pièce, à Carthoris du moins, ses yeux étant habitués à la faible lueur que la lune dispensait du zénith. Mais pour les yeux de ces hommes tirés d’un profond sommeil, ne distinguant que les silhouettes des autres guerriers, courant en tous sens dans l’appartement, les objets n’avaient pas encore pris leur forme réelle.
L’un d’eux trébucha contre le corps de celui que Carthoris avait tué ; l’individu s’arrêta et sa main tâtonnante vint au contact du crâne défoncé. Alors, distinguant à côté de lui la silhouette géante des autres Hommes-Verts, il sauta sur la seule conclusion qui restait offerte à son raisonnement.
— Les Thurds ! s’écria-t-il. Les Thurds sont après nous ! Debout guerriers de Torquas et sus à nos vieux ennemis ; plantez-leurs vos épées dans le cœur !
Les Hommes-Verts tombèrent effectivement l’épée au poing, l’un contre l’autre : leur soif sauvage de combat était à son paroxysme. Se battre, tuer ou être tué à l’arme blanche, voilà qui les imprégnait jusque dans leurs œuvres vives ! Pour eux c’était une joie sans pareille, le paradis !
Carthoris fut prompt à tirer parti de leur erreur, la tournant à son avantage et à celui de son camarade. Il savait que le plaisir de tuer l’emporterait chez eux et qu’ils continueraient à se battre ainsi, même après avoir découvert leur méprise. Leur attention serait toujours distraite par les véritables motifs de cette altercation. Aussi, ne perdit-il pas de temps, continuant à traverser la pièce vers la porte qui faisait face à celle de l’entrée, et qui donnait sur la cour à atteindre, là où les thoats sauvages criaient et se battaient entre eux.
Dans l’enclos, il eut fort à faire et bien des difficultés à résoudre.
Attraper et enfourcher une de ces bêtes intraitables et en état permanent de colère n’était pas un jeu d’enfant, même sous les meilleurs auspices. Alors qu’il eût fallu le silence complet et du temps, conditions indispensables, la chose aurait paru pratiquement sans espoir à un homme doué de moins de ressources et d’optimisme que le vrai fils du Seigneur de Guerre de la planète.
Il avait en effet appris de son père beaucoup de détails relatifs à ces bêtes, ainsi que de la part de Tars Tarkas, quand il avait rendu visite au grand Jeddak Vert parmi ses hordes de Thark.
Aussi se concentra-t-il exclusivement à la tâche qu’il devait entreprendre, comme s’il n’avait jamais reçu aucun enseignement de quiconque. Il se fia à sa seule expérience car il avait maintes fois monté et dirigé ces coursiers.
Le tempérament des thoats de Torquas se révéla encore plus difficile que celui de leurs cousins de Thark et de Warhoon. Il lui sembla un moment qu’il ne pourrait échapper à une charge furieuse de la part d’un couple de vieux mâles qui piaffaient et faisaient sans cesse le tour de sa personne, tout en poussant des cris effrayants. À la fin, il parvint à approcher l’un d’eux, jusqu’à pouvoir le toucher. Le contact de sa main sur son cuir lisse eut l’étrange conséquence de tranquilliser cette créature, conformément à l’ordre télépathique donné par l’Homme-Rouge : elle s’agenouilla.
Aussitôt, Carthoris sauta sur son dos, guidant la bête en direction de la grande porte qui donnait dans la cour, vers un vaste immeuble s’élevant à l’extrémité de l’avenue située juste après.
Pour ce qui est du deuxième mâle, toujours hurlant et enragé, il se mit tout simplement à suivre son compagnon. Il n’y avait aucune bride, ni sur l’un ni sur l’autre, car ces étranges bêtes sont entièrement dirigées par suggestion… dans la mesure où l’on peut les contrôler !
Même entre les mains des Hommes-Verts géants, des rênes et des brides seraient totalement inutiles devant la sauvagerie folle de ces mastodontes d’une force sans égale ; aussi doivent-ils être guidés par cet étrange pouvoir télépathique grâce auquel les Martiens ont appris à communiquer de manière fruste avec toutes les créatures inférieures de la planète.
Carthoris dirigea les deux bêtes, non sans difficultés, vers la porte dont il abaissa le loquet, s’inclinant bien bas pour pouvoir passer. Ensuite, le thoat qu’il montait plaça sa grande épaule contre le panneau en bois de skeel et poussa ; un moment après l’homme et les deux bêtes redescendaient l’avenue d’un mouvement chaloupé et silencieux, atteignant la grande place où Kar Komak attendait.
C’est là que Carthoris éprouva le plus de mal à dompter la seconde bête ; comme, en outre, Kar Komak n’avait jamais monté une de ces créatures, il douta jamais y parvenir, le travail étant sans espoir apparent. Pourtant, à la fin, l’archer parvint à se hisser sur le dos lisse et les deux animaux se mirent à voler littéralement le long de l’avenue moussue menant au fond de la mer asséchée, aux limites de la ville.
Ils allèrent bon train toute la nuit et le jour suivant, ainsi que la seconde nuit, en direction du nord-est. Il n’y eut aucun signe de poursuite. À l’aurore du second jour, Carthoris aperçut le ruban ondulant formé par la ligne des grands arbres qui bordaient un des canaux barsoomiens.
Ils abandonnèrent aussitôt leurs thoats, approchant le district cultivé à pied. Carthoris retira la pièce de métal de son harnais qui l’aurait fait identifier comme étant un Héliumite de sang royal. C’était plus prudent car il ne savait pas à quelle nation appartenait ce canal et sur Mars, il est toujours bon de s’assurer de quelle nationalité est celui à qui l’on a affaire : nécessairement un ennemi jusqu’à preuve du contraire.
Au milieu de la matinée les deux hommes entrèrent sur l’une des routes partageant les districts cultivés, allant d’une zone aride à l’autre. Elles traversaient la piste centrale longeant le canal qui borde et relie les fermes alignées sur les terres allongées.
Les murs élevés protégeant ces terres cultivées servaient de protection contre les incursions de hordes Vertes en maraude, de même que contre les banths et autres carnivores qui se seraient attaqués aux bêtes domestiques ainsi qu’aux hommes peuplant ces fermes.
Carthoris s’arrêta devant la première porte rencontrée, frappant pour qu’on lui ouvre. L’homme jeune qui leur répondit le fit de manière très hospitalière, bien qu’il regarda avec un indéniable étonnement la peau blanche et les cheveux roux de l’archer.
Après avoir écouté un moment l’esquisse du récit de leur évasion hors de l’emprise des Torquasiens, il les invita à entrer, les fit pénétrer dans sa demeure, et demanda aux servantes de leur apprêter quelques nourritures.
Tout en attendant le repas, au milieu de la salle de séjour au plafond bas, dans le bâtiment de ferme, Carthoris aiguilla son hôte vers une conversation lui révélant sa nationalité. Par voie de conséquence : à quelle nation appartenait la voie navigable du canal qu’ils venaient de longer.
— Je suis Hal Vas, dit le jeune homme, fils de Vas Kor de Dusar, un noble de la suite d’Astok, prince de Dusar. Actuellement, je suis Dwar de la route traversant ce district.
Carthoris se félicita de n’avoir pas décliné son identité car bien qu’il n’ait aucune connaissance des événements survenus depuis son départ d’Hélium, ni aucune connaissance du fait qu’Astok était à l’origine de tous ses ennuis, il savait bien que le Dusarien n’aurait aucune sympathie à son égard et qu’il ne pouvait espérer aucune aide de quiconque à l’intérieur des territoires régentés par Dusar.
— Et vous, qui êtes-vous ? demanda Hal Vas. À votre apparence je vois un combattant mais il n’y a pas d’insigne sur votre harnais. Seriez-vous un panthan ?
Ces soldats de fortune errants sont choses communes sur Barsoom où tant d’hommes aiment à se battre. Ils vendent leurs services en tant que mercenaires, partout où une guerre sévit. Quand il n’y a pas de conflit entre nation d’Hommes-Rouges, durant de brefs intervalles, ils se joignent à l’une des quelconques expéditions que l’on envoie constamment contre les Hommes-Verts pour protéger les canaux traversant les contrées sauvages de la planète.
Une fois leur service assuré, ils enlèvent le métal de la nation qu’ils ont momentanément servi, jusqu’à trouver un nouveau maître. Entre-temps, ils ne portent aucun insigne sur leur harnais et ont simplement quelques armes menaçantes, suffisantes pour attester de leur candidature à un nouvel emploi.
Cette suggestion fut la bienvenue et Carthoris saisit l’occasion ainsi offerte pour se situer de manière satisfaisante. Il y avait cependant un inconvénient : en temps de guerre de tels panthans sont nécessairement dans un camp ou un autre et portent donc le métal de la nation choisie pour combattre avec leurs guerriers.
Or, pour autant que Carthoris le sache, Dusar n’était pas en guerre. Mais on ne pouvait pas savoir quand une nation rouge s’apprêtait à sauter à la gorge d’un voisin. La grande et puissante alliance dont son père, John Carter, était le maître maintenait un état permanent de paix sur la majeure partie de la planète.
Un sourire de satisfaction illumina le visage de Hal Vas quand Carthoris admit son inoccupation.
— C’est une chance, s’exclama le jeune homme, que vous soyez venus ici car vous aurez l’occasion d’obtenir rapidement un engagement. Mon père, Vas Kor, est justement ici, avec moi. Il est venu pour recruter une force qui participe à la nouvelle guerre que nous entreprenons contre Hélium !